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Brel et l'île-chant

1966 ! L'année où Jacques Brel fait escale à Madagascar. J'ai imaginé une fête avec des

musiciens malgaches, qu'il aurait été heureux de rencontrer.

La nuit tombe vite à Besarety, quartier déshérité d'Antananarivo, le « paradis du bal-poussière ».

La pleine lune éclaire l'estrade de planches mal dégrossies où Brel s'installe, entouré de familles au complet, en habits de fête, installées sans façons sur les gradins. Un public énorme qu'une clôture de bambous contient à peine. Un ticket d'entrée pour quelques francs malgaches. Une fortune pour les ventre-creux ! Le travail d'une journée pour les repiqueuses de riz courbées sur leurs champs !

Juste après la sono assourdissante, arrive son tour de chant. Comme d'habitude, Brel a un stress terrible, « à vomir », confie-t-il, qu'une consommation frénétique de cigarettes ne calme pas.

Personne ne comprend un traître mot, mais de voir ce grand diable transpirer à grosses gouttes et jeter ses mots, comme un possédé, suffit pour hypnotiser la foule. Seuls comptent la force de la voix, le souffle rauque de son chant, irrésistible et libre. Présence irradiante de ce « fou de vivre » sur scène.

« Moi, je t'offrirai

Des perles de pluie

Venues de pays

Où il ne pleut pas. »

En écoutant Ne me quittes pas, Jean Gabin Fanovana voit deux grosses larmes perler des yeux d'un vieux paysan et couler lentement sur ses joues cirées par les sueurs des rizières. Paroles gravées dans le cœur du musicien ! Elles lui rappellent son village natal de l'Androy, au sud de Madagascar, le « pays où les épines font de l'ombre », la terre des famines. Hostile. Les sols couleur ocre sont nus et craquelés. Pas les âmes, restées rebelles. Vides se trouvent les troncs aqueux des cactus, ravagés par l'invasion de la cochenille. Il ne reste, pour les femmes, qu'à cueillir au petit matin l'eau de la rosée, en fauchant légèrement le sommet des hautes herbes.

Ici, le chanteur devient vite conteur pour interpeller la foule avec sa belle voix grave, comme un pasteur gronde ses zébus.

« Eh ! Tumulte au sein de la troupe !

Tumulte dans tout le village.

Ici et là sévissent les voleurs de zébus

Terrorisant et blessant le cœur

Les maladies rongent la ville

Les inquiétudes envahissent l'esprit …

Un rien peut détruire notre raison … »

Corps vissé à son accordéon, le jeune Jaojoby improvise des accords comme un faucon qui remonte au vent pour entraîner la foule dans un rythme ultra syncopé et sautillant.

« Androy, le pays où l'eau est sous la terre

Filles sages, Filles folles

Femmes superbes

Comme des coquillages

Propres et d'une beauté resplendissante ... »

Les danseurs se déchaînent, cintrés comme des officiers du Premier Empire, coiffés de chapeaux de paille, aux bras de femmes voluptueuses s'envolant dans leurs larges robes à volants. Les danses s'enchaînent en continu, Brel remarque une « danseuse homme ». Pour le chanteur, sans doute s'agit-il d'un hermaphrodite, avec sa longue robe de satin rouge, jusqu'à terre, le buste étroitement moulé, les bras nus, une serviette-éponge à rayures cachant les cheveux, de larges disques d'argent aux oreilles et une longue écharpe blanche.

Un reste des danses des Hauts Plateaux : rythme des mains, des pieds, convulsion des épaules pour s'achever dans une offrande du corps couché, livré à des postures suggestives. Des enfants chancelants battent des mains en mouvements étroits, rapides, rythmés par les percussions.

Ils frappent le sol de leurs pieds, le plus fort possible.

En écoutant ces chanteurs, Brel pense à ces voix déchirées des premiers blues américains.

Il ne veut plus quitter cette âme collective, cette transe chamanique à ciel ouvert, scandée par les sifflets, puis les cadences de l'accordéon. Polyphonies chatoyantes, voix cassées auxquelles se mêlent halètements, raclements de gorge, déhanchement des corps, coups de sifflets, guitares désaccordées, roulements de tambours. Les femmes jouent du xylophone sur jambes. Un orage de sons, de plaintes et de cris ! Au tour du tout jeune D'Gary, d'improviser avec sa guitare, des paroles fortes, incisives et décapantes :

« Oh ! Ils ne savent plus les illettrés,

Leurs lettres ?

Ouvertes sur d'autres horizons !

Oh ! Leur plume ?

Cette bêche pour retourner la terre !

Eh ! Eh ! Eh ! Ils ne savent plus les illettrés ».

La fête s'achève. Irma, la voix féminine du groupe musical, s'approche de Brel et lui glisse discrètement dans la main un petit objet fétiche, « cette perle de corail blanc, lui confie-t-elle, est un secret entre nous, elle t'assurera la clairvoyance ».

Aux premières lueurs de l'aube, toute cette fureur s'arrêta. La terre cessa de trembler. Plus un bruit sur la vaste place de Besarety. Le silence s'installa. Chacun reprit son chemin.


Texte et photos : Thierry Quintrie Lamothe

Récits/Reportages

Musique : D'Gary - Album : Mbo Loza

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Sur le blog les photos sont vraiment chouettes

Isabel Lavarec



 

poesiarevelada

  • 6 nov. 2018

  • 1 min de lecture

Tout au bout de la gare grise...

Mis à jour : 7 nov. 2018


Tout au bout de la gare grise Un homme, assis sur sa valise,  Un vieil homme à l'air un peu fou,  Très las surtout.  Dans cette gare loin de tout  Un vieil homme,  Comique en somme,  Puisque la ligne est supprimée et qu'il revient Chaque jour attendre pour rien...  On le lui a bien dit qu'il n'y a plus de train Alors pourquoi sur sa valise rester là  Et regarder de son air las On ne sait quoi dans le lointain ?  Et si le train venait soudain ?  Poème de René Quintrie Lamothe Photo de Thierry Quintrie Lamothe Où trouver l'original ? adresse du blog :https://www.poesiarevelada.com/post/tout-au-bout-de-la-gare-grise

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